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à l'avortement légalisé c'est: des jeunes, nés après 75, issus d'une génération amputée d'un quart de ses membres et qui se demandent par quel hasard ils sont en vie.» Extrait d'un tract |
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Tracts. Ils se font appeler «les survivants». Ils disent:
«Quand je suis devenu survivant.» Le 26 juin, il y en avait 230
autres, devant l'hôpital Jules-Courmont, à Lyon. Même scénario
pour la deuxième fois à Lyon. A Bordeaux, Montpellier, Lille, Orléans,
Nantes, ils se retrouvent en discothèque, dans les fêtes étudiantes,
dans une rue piétonne. Se mettent à danser, chanter, à faire
des acrobaties et distribuent leurs tracts. «100% joie de vivre, 0% de
violence, 0% d'avortement». Ils collent leurs affiches sur les réverbères.
L'une d'elles représente l'équipe de France de foot, avec les silhouettes
de Zidane, Barthez ou Thuram blanchies: «L'avortement légalisé,
c'est chaque génération amputée d'un quart de ses membres.»
Le Woodland, une boîte lyonnaise, a enregistré 600 entrées le
24 juin pour la Nuit des survivants.
Ils se donnent rendez-vous comme le font les raveurs avant une soirée techno:
messages sur un répondeur, que les uns et les autres répercutent.
Ils faxent leurs communiqués au petit bonheur la chance, en neutralisant
le numéro d'émission («en général, on fait
ça de chez nos renps (parents); on veut pas d'embrouilles»).
Ces fax disent: «Les survivants à l'avortement légalisé,
c'est des jeunes, nés après 1975, issus d'une génération
amputée d'un quart de ses membres (250 000 avortements par an sur 750 000
naissances) et qui se demandent par quel hasard ils sont en vie. Ils trouvent révoltant
que chacun n'ait pas droit à sa place au soleil. Cette loi, acceptée
par leurs parents, eux ne l'ont pas choisie.»
Perplexité. Quelle secte, quels intégristes, quel mouvement
d'extrême droite se cache derrière leurs jolies frimousses? Maya Surduts,
secrétaire générale de la Coordination des associations pour
le droit à l'avortement et à la contraception (Cadac), avoue sa perplexité:
«Nous sommes effarés. On voit que c'est un mouvement nouveau, différent.
Mais on ne sait rien d'eux.» Il n'y a pas d'adresse, pas d'association
constituée, juste un téléphone portable et improbable qui passe
des mains de Karim à celles de Jean, puis aux abonnés absents pour
cause d'interdit bancaire. Najia Dridi, du Planning familial de Villeurbanne, dispose
de quelques informations. La petite soeur d'une de ses collègues s'est vue
remettre, il y a un an, à la sortie des épreuves du bac, un superbe
dépliant en couleurs: «Un ou une amie sur quatre qui te manque,
c'est trop! Rejoins-nous. Prends ta place dans ce monde.» Le questionnaire
joint est à renvoyer à TDD «les survivants», boîte
postale 167, Puteaux.
Ce sont les initiales et l'adresse de la Trêve de Dieu, l'un des mouvements
anti-IVG les plus extrémistes, dont l'ancienne présidente, Claire
Fontana, et plusieurs membres ont été condamnés pour s'être
enchaînés dans les blocs opératoires. Fiametta Venner, rédactrice
en chef de Prochoix (1), chercheuse, l'une des meilleures spécialistes
de ces mouvements, a clairement analysé la Trêve de Dieu comme étant
d'essence négationniste, assimilant les victimes de l'avortement à
celles du nazisme, les partisans de l'IVG à des nazis, affirmant que l'avortement
est le pire génocide de tous les temps, et les avorteurs des juifs que l'on
n'a jamais exterminés.
«Rescapé». Le terme «survivant», repéré
par ses équipes dès mai 1997, a remplacé celui de «rescapé».
«Ils ont toujours eu l'idée de noyauter des groupes pour transformer
des gens en mal de sociabilité en militants provie.» Un autre tract,
distribué lors des JMJ (Journées mondiales de la jeunesse) en août
dernier, utilise le même langage «jeune»: «Et si tu venais
faire la youth pride avec nous? La youth pride, c'est des garçons
et des filles de plus ou moins 20 ans, la nouvelle génération des
survivants à l'avortement.» Le tout signé Noëlia Garcia,
avec sa photo, bien sûr. Noëlia Garcia, ex-mannequin, égérie
de la trêve de Dieu: «Il n'y a pas que des vieilles bigotes chez
nous.»
Si le discours des groupes extrémistes rejoint en partie celui des jeunes
qui ont chanté et dansé devant les hôpitaux lyonnais et parisiens,
ceux-ci affirment pourtant n'avoir aucun lien avec la Trêve de Dieu ou aucun
de ces mouvements «de fachos ou de cathos». C'est sans doute
vrai à 95%. Le groupe lyonnais est plutôt du genre lycéens branchés,
avec un goût pour la musique techno et une bonne descente de boissons alcoolisées.
Le plus jeune a 15 ans, la plus âgée 25 ans. Blandine, en première
littéraire: «Quand ta mère elle te dit: "On t'a
pas avortée parce que les délais étaient dépassés,
mais ton père il ne voulait pas", on se dit: ma vie, elle tient à
pas grand-chose. Donc, je suis une pas grand-chose.» Blandine a été
enceinte deux fois. La première grossesse s'est terminée par une fausse
couche. La deuxième par un avortement. Elle a rencontré les «survivants»
il y a un mois. «Depuis, j'exulte, je laisse parler les trois vies qui
sont en moi. Ma part de responsabilité dans cette société,
c'est d'aider les filles qui sont passées par là, qui sont toutes
seules.»
Traumatismes. Blandine passe ses nuits en discothèque. A danser. Et
maintenant à convaincre. «C'est dingue, le nombre de filles qui
subissent des avortements. C'est génial de pouvoir en parler entre nous.»
Thibault, 18 ans, qui passe en terminale STT («le bac G3 de votre époque»):
«Les parents, ils ne se rendent pas compte ce que ça fait aux enfants
de raconter: "On a avorté une fois ou deux."»
Anne, lycéenne: «Ma mère, quand elle était enceinte
de ma soeur, elle eu la toxoplasmose. On lui a dit: votre fille risque d'être
sourde-muette, il vaut mieux avorter. Elle a tenu le coup. Maintenant, ma soeur,
elle a 16 ans, c'est une déesse, trop belle, trop douée.»
Mais pas militante «survivante»: «Dommage!» «La
joie de vivre, la drague, la déconnade, elle est plus de notre côté
que du leur, non?», dit-elle.
Les filles, surtout, semblent fascinées par les histoires innombrables des
copines, copines de copines ayant avorté et ne s'en étant pas remis.
Elles parlent d'elles. De ces bébés qu'elles ont perdus, persuadées
qu'on les a «fait» avorter. D'Anne-Sophie, une Parisienne qui s'est
retrouvée «en cloque» à 17 ans, qui a décidé
de le garder envers et contre tous, sauf son père qui l'a félicitée
pour avoir «choisi la vie». Anne-Sophie et son bébé
sont la justification ultime de leur lutte. Quand on leur parle contraception, ces
jeunes filles éclatent de rire: «On est hyper pour!» Un
choix qui les démarque de l'ultradroite catholique et qu'elles estiment cohérent
avec leur lutte contre l'avortement. Leur militantisme tient un peu aussi de la
thérapie personnelle, du groupe de parole entre amis pour surmonter leurs
angoisses.
Engagement. On leur reproche de fonctionner comme une secte? Ils hurlent.
Nicolas, 20 ans, DJ techno, parfois consommateur de substances chimiques illicites:
«Ma secte, c'est que j'étais au collège avec Anne et ma meuf
a voulu avorter, sans me demander mon avis. Elle a fait une fausse couche, tellement
elle a été traumatisée; elle aurait été foutue
si elle avait avorté.» C'est Anne qui l'a emmené à
une fête des «survivants». Est-ce une secte de vouloir être
«100 % joie de vivre», se défend-il, ajoutant: «Ça
fait quatre jours qu'on ne dort pas, on est allés à toutes les fêtes
du bac.» D'ailleurs, ils ne sortent pas qu'entre survivants, «c'est
la preuve qu'on n'est pas une secte». La joie de vivre, expliquera Carole,
une Parisienne plus aguerrie dialectiquement, «c'est qu'on aime les femmes,
jamais on ne les culpabilisera. Pour nous, les filles qui avortent sont des victimes».
Les capotes qu'ils rangent dans leur sac à dos indiquent qu'ils sont peu
réceptifs aux préceptes du Vatican. En revanche, le discours du docteur
Marie Peeters, dans la revue de la Trêve de Dieu (juillet-août 1997),
est passé. Mais ils ne connaissent pas le docteur Peeters. Cette dernière
classe les survivants en plusieurs catégories: les «désirés»
(des millions d'enfants ont survécu à une délibération
sérieuse des parents pour décider s'ils étaient ou non désirés),
les «frères survivants» (de nombreux enfants sont nés
dans des familles dans lesquels plusieurs frères et soeurs ont été
avortés), les «par hasard» et quelques autres.
Ils tiennent à se différencier violemment des «fachos».
Les «fachos» sont pour la peine de mort. Eux contre. Les «fachos»
sont racistes. Eux se disent antiracistes. Ils militent ou ont milité à
Agir contre l'exclusion, à SOS, à Amnesty. Il y a quelques Arabes
dans la bande. Un photographe lyonnais, présent lors d'une action, affirme
pourtant avoir reconnu parmi eux deux militants du FN.
Croyance. Sont-ils catholiques? Deux, sur les quinze. La plupart des autres
ne sont même pas baptisés. «Mes parents, quand ils m'ont eue,
ils vivaient en communauté, en Ardèche. Ils n'étaient pas très
copains avec le curé.» Mais, bon, puisqu'ils ne parlent ni politique,
ni religion, «on n'en sait rien». Ils détestent les «ratichons»,
les catholiques intégristes en jupe bleu marine, loden et collier de perles,
«qui ne desserrent jamais la ficelle de leur string». Les deux
catholiques du groupe se taisent. Heurtés.
Ceux de Paris se retrouvent dans des pubs irlandais. Soumia, une infirmière
tunisienne aux formes épanouies, pleure en racontant la vie de sa mère,
perpétuellement violée par son mari, «mais qui serait plus
heureuse si elle n'avait pas utilisé le stérilet», qu'ils
considèrent comme abortif, «car elle aurait d'autres enfants aujourd'hui
pour l'entourer». Claire, comédienne, mère de 5 enfants
à 30 ans, taille de guêpe, et son compagnon aux cheveux tombant jusqu'aux
fesses. Il y a aussi un fou de foot de 21 ans, conducteur de travaux, que les autres
font taire quand il part trop sur la Coupe du monde. Ce qui choque Nadège,
c'est qu'en France, «attendre un bébé, c'est une tuile».
Choc. La mère de Florent est psychologue dans un hôpital et
conduit les entretiens obligatoires avant l'IVG: «On se prend le bec régulièrement.
Elle est dans le système. Ses copines sont des féministes, encore
pire qu'elle.» De leurs parents, qui souvent «hallucinent»
de voir ce pour quoi militent leurs enfants: «Ils ne peuvent rien me dire,
puisqu'eux aussi ils étaient dans la rue en 68 à gueuler.»
«Ils lisent Libé, alors ils seront pas supercontents de me
voir publiquement dans ce truc.»
La mère de Sandra n'en revient toujours pas: «Je me suis battue
pour la libération des femmes, et entendre ma fille tenir ces discours réacs
me fait juste penser qu'on a dû rater quelque chose dans la transmission de
nos valeurs. Je lui ai demandé: "Et si tu te faisais violer?"
Elle m'a répondu: je mènerai ma grossesse à terme et je
le ferai adopter. Pour mon mari, elle s'est fait embarquer dans un truc de fachos.»
Embarquée ou non, Sandra est une pasionaria: «Vous le voyez
qu'on a ça dans les tripes, c'est pas du bidon.»
Sacré. Le lien entre les joyeuses bandes informelles des survivants
et le mouvement la Trêve de Dieu existe cependant. Mais il n'est pas facile
à établir. Parmi la cinquantaine de jeunes rencontrés, aucun
n'en avait jamais entendu parler. Sincèrement. Sauf certains, les plus virulents
à nier. L'un d'eux s'appelle Jean-Vincent. Il a connu un parcours très
charismatique: après une école de commerce, Jean-Vincent est parti
vivre en Colombie, dans un bidonville. Il dit qu'il en est rentré transfiguré,
ou traumatisé. A son retour en France, il a essayé plusieurs mouvements
antiavortement susceptibles d'être à la hauteur de sa révélation:
la vie d'un enfant, qui commence pour lui au premier stade embryonnaire, est sacrée.
Il a été embauché par la Trêve de Dieu pour relancer
les abonnements à leur publication. «Je n'étais pas dupe,
mon profil atypique servait leurs intérêts.» Il a participé
à des opérations commandos. Il reconnaît avoir essayé
de coordonner les réseaux de «survivants», et s'être servi
de leur boîte postale avant d'être licencié pour faute lourde
par l'association de Claire Fontana. Il est en procès avec eux et n'en attend
plus rien: «Nous nous n'avons aucun rapport avec la Trêve de Dieu.
...passage diffamatoire censuré...»
«Un jour, prédit Fiametta Venner, certains d'entre eux passeront
de la révolte contre leurs parents gauchistes, de la lutte contre l'avortement,
au combat provie, à l'idée que le génocide des juifs, ce n'est
rien à côté de celui des foetus. Ils seront foutus.».
(1) Prochoix, 14, rue Saulnie, 75 009 Paris. Et l'Opposition
à l'avortement, du lobby au commando, de Fiammetta Venner, Berg International
Editeurs,129, boulevard Saint-Michel, 75005 Paris.
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